Au début des années 1970, effet sans doute de mai 68, dans de nombreuses unités de l’armée française se constituent plusieurs comités de soldats, afin de défendre les droits des « citoyens sous les drapeaux ». Maurice Balmet revient sur son expérience de militant pacifiste.
À la fin février 1973, des grèves dans les lycées s’enchaînent dans toute la France, et, dès le mois de mars, des établissements sont occupés et d’importantes manifestations s’organisent. En effet, la loi dite « Debré » devait entrer en vigueur en 1973. Il s’agit d’une réforme sur le service militaire promue par Michel Debré, alors ministre de la Défense nationale. Adoptée par l’Assemblée nationale le 10 juin 1970, elle prévoit, notamment, l’abrogation des sursis pour études au-delà de 21 ans ; le départ au service militaire pouvait être avancé à 18 ans ou reporté à 21 ans pour ceux qui faisaient des études supérieures courtes.
Ce n’est donc qu’à l’entrée en vigueur des dispositifs de la loi au printemps 1973, que les lycéens se mobilisent : principalement contre la suppression des sursis militaires et, surtout, les premières feuilles de route, qui arrivent chez des jeunes de plus de 18 ans, accentuent l’inquiétude de la jeunesse lycéenne et étudiante.
Avec l’occupation des établissements, dès le 22 mars 1973 à Paris, on estime les manifestants à 200 000. Le 2 avril, plus de 500 000 jeunes défilent dans 236 villes de France, dont 200 000 toujours à Paris. À Lyon, environ 15 000 jeunes sont dans la rue.
Malgré une influence importante des mouvements d’extrême gauche (Ligue Communiste en tête), l’ambiance semble globalement être antimilitariste et anti-autoritariste. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à noter dans les rassemblements des lycéens, rejoints par les étudiants mécontents, en particulier, de la réforme des premiers cycles avec la création d’un DEUG, les slogans qui fleurissent tout le long des cortèges :
« Sursis ou pas, on ne partira pas! »
« Les sursis, on s’en fout, on n’veut plus d’armée du tout« , constate Le Monde du 10 avril 1973 (c’est l’époque du fameux entonnoir sur la tête de Debré).
Avant ce mouvement lycéen de 1973, la première lutte importante dans les casernes aura lieu avec le procès de trois soldats à Rennes en 1970, pour diffusion de presse antimilitariste.
Cependant, c’est bien à partir de 1973 que la crise va s’accélérer. Parallèlement à ce mouvement lycéen contre la loi dite Debré, l’élection à la présidence de la République de Valéry Giscard d’Estaing en 1974, après la mort de Georges Pompidou, va donner l’occasion d’amplifier une contestation contre l’armée, déjà en latence chez cette jeunesse post soixante–huitarde. La lutte des paysans du Larzac renouvelle l’antimilitarisme. La jeunesse issue de mai 1968 arrive dans les casernes. Elle va faire exploser les luttes et les revendications.
Ainsi, dans le cadre de cette élection présidentielle très disputée entre la gauche et la droite classiques, la signature d’une pétition circule dans les casernes avec les revendications suivantes : augmentation de la solde, amélioration des conditions de vie des appelés, introduction des libertés d’associations et d’expression (dont, entre autres, de créer des syndicats), liberté de la presse dans les casernes, refus des missions anti-ouvrières briseuses de grève… De ce fait, une vingtaine de revendications précèdent la signature de cent soldats du contingent (Appel des Cent, rendu public en mai 1974, en pleine campagne électorale présidentielle).
Si ce type de lutte est connu et déjà très utilisé pendant la guerre d’Algérie ou pour le droit à l’avortement, les signataires isolés dans leur caserne vivent des moments délicats. Malgré quelques flottements, la hiérarchie militaire et le gouvernement vont se lancer dans une répression encore classique dans les casernes : mise en prison pour quelques semaines, mutations vers des régiments plus disciplinaires, menaces diverses. Cependant, les signatures vont se multiplier, favorisant ainsi la diffusion massive de l’Appel des Cent pour atteindre rapidement les 6 000 signatures.
Après-midi du 10 septembre 1974 : les soldats se révoltent à Draguignan, manifestation dans les rues par le 19e Régiment d’artillerie de Draguignan, avec sit-in devant la sous-préfecture. Le procès des « Trois de Draguignan » (Robert Pelletier, Serge Ravet et Alex Taurus) a lieu les 7 et 8 janvier 1975, au TPFA (Tribunal Permanent des Forces Armées) de Marseille. Cet acharnement de la hiérarchie militaire à poursuivre les « meneurs » déclenche un large mouvement de l’opinion en faveur des soldats. De nombreuses personnalités et diverses organisations politiques et syndicales, dont la Confédération CFDT, interviennent comme témoins de la défense dans ce procès très médiatisé à l’époque.
En février 1975, 150 appelés manifestent dans les rues de Verdun. En mai, un incident grave se produit au 19e Régiment du Génie de Besançon : un officier violent frappe un appelé. Gravement blessé (rate éclaté), il est hospitalisé et renvoyé dans ses foyers.
Il est à noter que, pendant l’hiver et le printemps 1975, la mobilisation s’intensifie dans tout le pays et en Allemagne de l’Ouest particulièrement, où de nombreuses unités françaises étaient installées.
Apparaît alors une véritable contestation dans toute la France, car de 1974 à 1976, environ une centaine de comités de soldats se créent dans les casernes, avec une fourchette de 80 à 90 comités un peu durables, malgré les nombreuses difficultés pour un maintien pérenne liées, en grande partie, au fonctionnement même du Service national. Des actions perdurent pendant plusieurs années avec le soutien d’IDS (Information pour les droits du soldat) créé en 1974 et de nombreuses sections syndicales, en particulier CFDT, ainsi que de certains partis politiques d’extrême gauche. Le mouvement de soldats organise même le 1er mai 1975 une manifestation de 200 soldats en uniforme et cagoulés au sein du syndicat CFDT-PTT de la Seine Saint-Denis.
Ces Comités de soldats créent de nombreux journaux distribués clandestinement dans la plupart des casernes de France et d’Allemagne de l’Ouest.
Nous pouvons ainsi citer quelques titres assez significatifs de l’esprit de l’époque : Boulet Rouge, La Cause du soldat, Arrête ton char, Gardevoufix, Spirale-rouge, R.A. le bol, Le Sort du Con, etc. Ces exemples, parmi tant d’autres, montrent en très peu de temps l’importance et la diversité de ces journaux clandestins.
Face à cette contestation exponentielle et pour essayer d’éradiquer ce mouvement de soldats, le 27 novembre 1975, le ministre de la Défense, Yvon Bourges, réactive la Cour de Sûreté de l’État, créée pour lutter contre l’OAS (Organisation de l’Armée Secrète) à la fin de la Guerre d’Algérie. Cette juridiction sera saisie par le gouvernement Jacques Chirac pour entreprise de démoralisation de l’armée ayant pour but de nuire à la Défense nationale. D’où arrestations, inculpations et emprisonnements d’appelés (de 1 à 2 mois pour certains), de militants syndicaux, la plupart encartés CFDT. En janvier 1976, le nombre d’inculpés s’élève à 53. Ce dossier monté par la cour de Sûreté de l’État se révèle tellement vide : un non-lieu général sera déclaré le 25 août 1978 !
De mon côté, je suis incorporé au 4e Régiment du Génie de La Valbonne – section montagne – le 1er décembre 1974.
Au même moment, comme suite aux divers mouvements de soldats qui ne cessaient de progresser, Valéry Giscard d’Estaing, fraîchement élu Président de la République, nomme le général Marcel Bigeard comme secrétaire d’État à la Défense, rattaché au ministère de la Défense tenu par Yvon Bourges, pour le seconder dans une minime réforme du service militaire. Ainsi, pour apaiser la colère du contingent, la solde des appelés passe de 65 à 210 Francs, il est proposé un transport gratuit par mois, le double de paquets de cigarettes et, surtout, la suppression de l’appel du soir, qui représentait une contrainte pour sortir après le service journalier jusqu’à une heure précise.
C’est dans ce contexte que je participe activement à la mise en place d’un Comité de soldats dans mon régiment. Avec quelques appelés d’horizons divers, mais en grand partie assez diplômés, nous décidons de publier au printemps 1975 notre premier numéro clandestin que l’on avait intitulé Le Mauvais Génie.
Ce premier numéro était surtout centré sur des événements de la vie quotidienne des appelés. Il montrait les différentes brimades subies chaque jour et, en particulier, durant les premiers mois des classes. Nous décrivions aussi les journées longues et ennuyeuses, les exercices inutiles et sans intérêt, les corvées abrutissantes et les ordres absurdes de la hiérarchie militaire. Un article était consacré aux chants « racistes ou d’origine coloniale » que l’on devait entonner en marchant au pas autour de la caserne.
Chants d’autant plus choquants que notre régiment accueillait les appelés de La Réunion, qui déjà n’étaient pas trop favorisés par la pseudo-réforme Bigeard (à part les 210 Francs de solde et les paquets de cigarettes, mais aucun avantage pour les permissions et les déplacements). Sans oublier que ces appelés, souvent attachés à des tâches subalternes, craignaient le froid et la neige de la haute montagne.
Cependant, après la distribution de ce premier numéro du Mauvais Génie, qui avait fait son effet et entraîné la fouille complète des chambrées par la Sécurité militaire, le plus dur était devant nous afin de pérenniser ce journal, car la principale difficulté résidait dans le fait de trouver un relais. Une nouvelle incorporation d’appelés intégrait le régiment tous les deux mois. Fin septembre 1975, je me retrouve seul du premier noyau du Comité de soldats. Par je ne sais plus quel circuit, je trouve la perle rare prête à me suivre. Le deuxième numéro est diffusé par une nuit de fin octobre 1975, quelques jours avant de partir pour trois semaines en manœuvres au camp de Canjuers. Ce deuxième numéro comportait un article sur la Révolution des œillets au Portugal et je relatais en particulier un épisode qui aurait pu devenir tragique pendant l’été 1975 dans le massif de la Vanoise : notre section avait refusé de passer par un col qui nous paraissait dangereux et que l’adjudant voulait absolument traverser. Ce refus logique bien observé par quelques appelés habitués à la haute montagne et à l’alpinisme a été bénéfique, car nous avons justement assisté à une avalanche dans ce couloir montagneux.
Après la fin de mon incorporation, le journal Le Mauvais Génie a continué sa carrière pendant quelques années, avec d’autres appelés du contingent. Pour ma part, trois ans plus tard, je renvoyai mon livret militaire. Mais ceci est une autre histoire…
Et c’est à cette époque que j’adhérais à l’Union Pacifiste pour de longues années…
Maurice Balmet
Sources utilisées pour la précision des lieux, des dates, des noms et des chiffres cités :
- L’Apparition et l’extension des Comités de soldats en France dans les années 70 (mai 1974 – mars 1976) – Antoine Rauzy, Université de Paris 1, Mémoire de maîtrise d’histoire, janvier 1999.
- Information pour les droits du soldat pour un syndicat de soldats – Éditions Maspero, 1976.
- Le Mouvement des soldats – Robert Pelletier et Serge Ravet. – Éditions Maspero (Petite collection Maspero ; 167). 1976.
- Les témoignages de François Ménétrier et Maurice Balmet dans le recueil : Actes de la 4e Journée d’études-séminaires sur CFDT Rhône-Alpes en mai 68 : Dans la foulée de mai 68, les luttes des années 1970 – Supplément à La Voix de la CFDT du Rhône et supplément au Retraité du Rhône. 2017.