Cette série d’articles est constituée d’extraits du livre de Guy Dechesne « Un siècle d’antimilitarisme révolutionnaire, Socialistes, syndicalistes, anarchistes et féministes, 1849-1939 » édité par l’Atelier de création libertaire en octobre 2021.
216 pages, ISBN : 978-2-35104-161-1
http://www.atelierdecreationlibertaire.com/Un-siecle-d-antimilitarisme-revolutionnaire.html

 

 

 

 

Plan

1. Le prolétariat contre la guerre

2. La CGT et l’Internationale ouvrière

3. Le déclin de l’antimilitarisme révolutionnaire

La Première guerre mondiale

4. L’Union sacrée

5. Socialistes et syndicalistes minoritaires, anarchistes et féministes contre la guerre

6. Chapitre suivant : Le Parti communiste dans l’entre-deux-guerres

La première guerre mondiale

2. Socialistes et syndicalistes minoritaires, anarchistes et féministes contre la guerre

Procès de Wilhelm Liebknecht

Wilhelm Liebknecht (au milieu debout au pupitre), August Bebel (à droite, qu’on voit de profil) et Adolf Hepner, derrière Bebel, lors du procès pour haute trahison de Leipzig du 11 au 26 mars 1872

Wilhelm Liebknecht a été cofondateur du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD). Il a refusé avec August Bebel de voter les crédits pour la guerre franco-allemande de 1870[1], s’est opposé à l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine et s’est solidarisé en 1871 avec la Commune de Paris, ce qui leur a valu d’être arrêtés et condamnés à deux ans de forteresse pour haute trahison. Son fils, Karl Liebknecht, publie en 1907 Militarisme et antimilitarisme, un pamphlet antimilitariste pour lequel il est condamné à un an et demi de forteresse pour haute trahison. Encore emprisonné, il est élu député à la Chambre des représentants de Prusse. Il siège comme député au Reichstag allemand à partir de 1912. Comme treize autres députés du SPD opposés aux crédits de guerre, c’est par discipline de parti qu’il les vote en août 1914[2]. Mais, le 2 décembre 1914, il est le premier à voter contre eux au Reichstag. Il déclare :

En élevant une protestation contre la guerre, ses responsables et ceux qui la mènent, contre la politique générale qui l’a provoquée, contre les plans d’annexion, contre la violation de la neutralité de la Belgique, contre la dictature militaire, contre l’oubli des devoirs politiques et sociaux dont les classes dirigeantes se rendent coupables aussi et surtout maintenant, nous refusons les crédits demandés[3].

Son groupe parlementaire l’exclut alors pour désobéissance à ses consignes de vote. Il en sera de même pour les dix-neuf élus qui l’imiteront l’année suivante. En 1917, tous les opposants à la guerre sont exclus du SPD. Rosa Luxembourg accuse Kautsky de vouloir corriger le Manifeste du Parti communiste par la phrase

Prolétaires de tous les pays, unissez-vous en temps de paix et tranchez-vous la gorge en temps de guerre [4]!

Le premier mai 1916, lors d’une manifestation anti-belliciste, Liebknecht est arrêté alors qu’il crie « À bas le gouvernement ! À bas la guerre ! », ce qu’il répétera lors de son procès[5]. Accusé de haute trahison, il est emprisonné jusqu’en octobre 1918.

Pendant la guerre, les réfractaires français restent très minoritaires et sont réprimés. Les Amis du Libertaire, le journal officieux de la Fédération communiste anarchiste, sont parmi les plus actifs, notamment Louis Lecoin qui, un demi-siècle plus tard, sera toujours du combat antimilitariste et pour l’objection de conscience.

En janvier 1915, l’Union des syndicats du Rhône vote à l’unanimité une Déclaration contre la guerre.

En 1915, la section de la Charente de la Fédération Nationale des Syndicats d’Institutrices et d’Instituteurs publics publie Les Instituteurs syndicalistes et la guerre.

Ce que nous n’accepterons jamais, ce que nous repoussons du pied avec une répugnance méprisante, c’est cette prétention du gouvernement de la République à nous transformer en agents politiques de la plus basse espèce, en propagandistes « anti-boches », en missionnaires de la haine la plus aveugle, enfin – honte et infamie ! – en bourreurs de crânes à l’usage de nos propres élèves[6].

Les instituteurs Marie et François Mayoux sont révoqués de l’enseignement pour « propos défaitistes » et condamnés à deux ans de prison pour pacifisme comme auteurs du manifeste et pour leurs papillons Assez d’hommes tués, la Paix ! et La Paix sans annexions, sans conquêtes, sans indemnités[7].

En février 1915, trente-six anarchistes dont Alexandre Berkman, Emma Goldman, Errico Malatesta et Ferdinand Domela Nieuwenhuis publient à Londres une déclaration antimilitariste intitulée « L’Internationale Anarchiste et la Guerre ».

Aucun des belligérants n’a le droit de se réclamer de la civilisation, comme aucun n’a le droit de se déclarer en état de légitime défense. […] Il n’y a qu’une seule guerre de libération : celle qui, dans tous les pays, est menée par les opprimés contre les oppresseurs, par les exploités contre les exploiteurs[8].

Contradictoirement, un an plus tard, le « Manifeste des seize », signé par des anarchistes interventionnistes dont Pierre Kropotkine et Jean Grave, rallie l’Union sacrée :

Nous, anarchistes, nous antimilitaristes, nous, ennemis de la guerre, nous, partisans passionnés de la paix et de la fraternité des peuples, nous nous sommes rangés du côté de la résistance et nous n’avons pas cru devoir séparer notre sort de celui du reste de la population[9].

« Ce qu’il faut dire… », victime de la censure

Sébastien Faure a rompu avec Gustave Hervé dès 1912. Il signe plusieurs appels et manifestes pour une paix blanche. Dans son journal Ce qu’il faut dire…, où écrivent Benoît Broutchoux et la pacifiste Madeleine Vernet, il tente malgré de larges coupes de la censure de prendre le contre-pied des va-t-en-guerre.

En janvier 1915, Louise Saumoneau fonde le Comité d’action féministe socialiste pour la paix contre le chauvinisme. Elle répond ainsi à l’appel « Aux femmes socialistes de tous les pays », de la féministe allemande Clara Zetkin. En mars 1915, celle-ci, en tant que présidente de l’Internationale socialiste des femmes, réunit à Berne un Congrès international des femmes pour la paix. Louise Saumoneau est la seule française à contourner l’interdiction de se rendre à cette réunion. Des femmes issues de la plupart des pays belligérants déclarent alors « guerre à la guerre », conformément aux principes originels de l’Internationale socialiste.

Le travail de la classe exploitée accumule des quantités de marchandises que les masses, trop pauvres, ne peuvent pas consommer. Pour que ces marchandises puissent s’écouler, il faut, qu’après les avoir créées par son travail, l’ouvrier donne son sang pour leur ouvrir de nouveaux marchés extérieurs. Des colonies doivent être conquises pour que les capitalistes volent les richesses et les terrains et exploitent une nouvelle main-d’œuvre.

Le but de cette guerre est donc, non la défense de la Patrie, mais son agrandissement. Ainsi le veut le système capitaliste qui ne peut subsister que par l’exploitation de l’homme par l’homme. […]

Ce que vos maris et vos fils ne peuvent exprimer, c’est à vous de le dire […] :

Seul le Socialisme est la paix future de l’Humanité. […]

À bas la guerre ! par et pour le socialisme[10] !

Clara Zetkin est emprisonnée à son retour en Allemagne pour la tenue de cette conférence.A bas la guerre

Un « Comité féminin pour la Paix » se constitue à Lyon et tente d’organiser une « manifestation pacifique » sur la Place des Terreaux, le 1er août 1915.

Une Ligue féminine d’action syndicale lance à Lyon un appel aux syndiqués pour une paix quelle qu’elle soit, « toujours plus honorable que l’horrible carnage qui déshonore le monde. […] La guerre ne peut pas être faite au nom du droit et de la civilisation[11]. »

En août 1915, la Conférence nationale de la CGT rejette une motion dénonçant l’Union sacrée, « Cette guerre n’est pas la nôtre[12] » d’Alphonse Merrheim. Avant la guerre, celui-ci avait mis en garde contre les surenchères antipatriotes des hervéistes, désormais « sociaux-chauvins », et avait lucidement signifié « à la classe ouvrière que, le jour d’une déclaration de guerre, il n’y aurait pas de C.G.T., pas de mot d’ordre[13]. »

En septembre 1915, une conférence réunit à Zimmerwald, en Suisse, trente-huit délégués socialistes de douze pays, opposants à la participation des partis de l’Internationale aux « unions sacrées » nationales[14],[15]. La majorité internationaliste souhaite une paix blanche dans le cadre d’une lutte de classe pour le socialisme. La minorité, dont Lénine est une figure notoire, veut transformer la guerre impérialiste en révolution anticapitaliste. Constatant la trahison du « social chauvinisme » et la faillite de la IIème Internationale, elle a l’intention d’en créer une nouvelle en rupture avec les sociaux-démocrates. Liebknecht, alors emprisonné, a adressé un message :

Vive la paix future entre les peuples ! Vive l’antimilitarisme ! Vive le socialisme révolutionnaire international, libérateur des peuples [16]!

À la suite et dans l’esprit de cette conférence, des minoritaires du Parti socialiste et de la CGT, dont Merrheim (secrétaire), Monatte et Rosmer, créent en France le Comité pour la reprise des relations internationales[17], [18].

Ils le font « sur les bases de la solidarité des masses ouvrières de tous les pays ; sur les principes de la « Lutte des classes », de la lutte contre tous les militarismes, contre tous les impérialismes et la guerre[19].

Le Comité d’action féministe socialiste pour la paix contre le chauvinisme s’intègre à cette nouvelle organisation.

Les deux premiers points de la profession de foi pour les élections législatives de 1914 du député SFIO Pierre Brizon avait été : « À bas les trois ans ! » et « À bas le militarisme qui nous écrase ! »[20]. Brizon soutient d’abord l’Union sacrée mais avec deux autres députés socialistes, Alexandre Blanc et Jean-Pierre Raffin-Dugens, il assiste, en avril 1916, à Kienthal (Suisse), à une conférence analogue à celle de Zimmerwald[21]. Pour la première fois en France, ces trois élus votent contre les crédits de guerre le 24 juin 1916[22].

Marcelle Capy, rédactrice à La Bataille syndicaliste, en démissionne par désaccord avec sa ligne d’Union sacrée. Son recueil d’articles pacifistes Une voix de femme dans la mêlée est largement censuré[23]. Elle travaille anonymement dans une usine d’armement et dénonce, dans le magazine La Voix des Femmes, les conditions du travail féminin. Avec Pierre Brizon, son futur époux, elle crée le journal à grand tirage La Vague, sous-titré « Pacifiste – Socialiste – Féministe ».

En 1917, une conférence de l’Internationale socialiste envisagée à Stockholm est retardée, notamment à cause de l’opposition ou des réticences des militants de plusieurs pays. Par exemple, le syndicat britannique des gens de mer annonce son refus de transporter d’éventuels délégués[24].

Hélène Brion, syndicaliste et membre de la direction du Comité pour la reprise des relations internationales, diffuse en 1917, comme les Mayoux, des brochures, des tracts et des papillons. Elle comparaît devant le premier Conseil de guerre, du 25 au 31 mars 1918, sous l’inculpation de propagande défaitiste. Elle y fait une déclaration féministe :

Je comparais ici comme inculpée de délit politique : or je suis dépouillée de tous droits politiques. […] La loi devrait être logique et ignorer mon existence, lorsqu’il s’agit de sanctions, autant qu’elle l’ignore lorsqu’il s’agit de droits. […] Je suis ennemie de la guerre, parce que féministe. La guerre est le triomphe de la force brutale ; le féministe ne peut triompher que par la force morale et la valeur intellectuelle[25].

Elle est condamnée à trois ans de prison avec sursis et révoquée de l’enseignement.

Les 6 et 7 novembre 1917, c’est en France la rupture de l’Union sacrée. Au même moment éclate la Révolution d’Octobre en Russie. Dans les heures qui suivent le déclenchement de la révolution, Lénine fait approuver le Décret sur la paix. Il annonce l’abolition de la diplomatie secrète et la proposition, à tous les pays en guerre, d’entamer des pourparlers « en vue d’une paix équitable et démocratique, immédiate, sans annexions et sans indemnités ». Seule l’Allemagne accepte.

Rosa Luxembourg tire le bilan[26] :

Le vieux cri orgueilleux : « Travailleurs de tous pays, unissez-vous ! » avait été remplacé sur les champs de bataille par celui de : « Travailleurs de tous les pays, égorgez-vous ! ». Jamais dans l’histoire du monde un parti politique n’avait connu une aussi misérable banqueroute, jamais un fier idéal n’avait été trahi de façon aussi scandaleuse.

Le 9 novembre 1918, Liebknecht proclame à Berlin la République socialiste. Le 15 janvier 1919, quinze jours après qu’ils ont participé au congrès de création du Parti communiste allemand, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont assassinés.

Plan

1. Le prolétariat contre la guerre

2. La CGT et l’Internationale ouvrière

3. Le déclin de l’antimilitarisme révolutionnaire

La Première guerre mondiale

4. L’Union sacrée

5. Socialistes et syndicalistes minoritaires, anarchistes et féministes contre la guerre

6. Chapitre suivant : Le Parti communiste dans l’entre-deux-guerres

[1] « Nous nous abstenons donc de voter, en exprimant avec confiance l’espoir que les peuples d’Europe, instruits par les funestes événements actuels, mettront tout en œuvre pour conquérir le droit à disposer d’eux-mêmes et pour éliminer la domination des armes et le pouvoir de classe, qui sont à l’origine de tout le mal politique et social. », Wilhelm Liebknecht et August Bebel devant le parlement d’Allemagne du Nord, 21 juillet 1870.

[2] Vincent Présumey, « Le mouvement ouvrier et socialiste face à l’entrée en guerre », in Actes du colloque de Franchesse, 27 juin 2015, La résistance à la Guerre de 1914-1918, Éditions de la Libre Pensée, Paris, 2016, p. 19.

[3] Karl Liebknecht (trad. : Marcel Ollivier, choix de textes et présentation : Claudie Weill), Militarisme, guerre, révolution, Paris, François Maspero, coll. « Bibliothèque socialiste » (no 17), octobre 1970, 270 p., p. 133.

[4] Rosa Luxembourg, Lettre au Labour leader, citée par Gilbert Badia, « L’attitude de la gauche social-démocrate allemande dans les premiers mois de la guerre », Le Mouvement social n° 49, « 1914 : La guerre et la classe ouvrière européenne », octobre-décembre 1964, p.  90.

[5] Karl Liebknecht, op. cit., p 174-175.

[6] http://www.jaures.eu/ressources/guerre_paix/institutrices-et-instituteurs-contre-la-propagande-et-contre-la-guerre-1917     consulté le 12 décembre 2020.

[7] Leur fils Jehan Mayoux est insoumis en 1939 et, durant la guerre d’Algérie, il réclame le droit à l’insoumission en signant le manifeste des 121.

[8] http://www.collectif-smolny.org/article.php3?id_article=2040     consulté le 13 décembre 2020.

[9] La Bataille syndicaliste, 14 avril 1916.

[10] Conférence internationale des femmes socialistes, Femmes du prolétariat : Où sont vos maris ? où sont vos fils ?, Berne, mars 1915.

http://archivesautonomies.org/spip.php?article1961       consulté le 19 décembre 2020.

[11] Ligue féminine d’action syndicale, Circulaire, Lyon, 4 septembre 1915.

http://archivesautonomies.org/spip.php?article4381       consulté le 19 décembre 2020.

[12] Jean-Marc Schiappa « L’Antimilitarisme et le mouvement ouvrier », op. cit., p. 358.

[13] Au congrès extraordinaire de la CGT de novembre 1912, cité par Jacques Julliard, « La C.G.T. devant la guerre (1900-1914) », Le Mouvement social n° 49, « 1914 : La guerre et la classe ouvrière européenne », octobre-décembre 1964, p. 52.

[14] Julien Chuzeville, Zimmerwald, l’internationalisme contre la Première Guerre mondiale, éditions Demopolis, Paris, 2015. ISBN 978-2-35457-084-2.

[15] Compte-rendu officiel et Manifeste : https://www.marxists.org/francais/inter_com/1915/zimmerwald.htm consulté le 1er janvier 2021.

[16] Karl Liebknecht, op. cit., p 149.

[17] http://archivesautonomies.org/IMG/pdf/antimilitarisme/14-18/crri/1916-01-organisations-socialistes-syndicales.pdf            consulté le 14 décembre 2020.

[18] Olivier Mathieu et Pierre Roy, « Le Comité pour la reprise des relations internationales, et la résistance à la guerre en France », Actes du colloque de Franchesse, op. cit., p. 91-110.

[19] Comité pour la reprise des relations internationales, À l’Internationale, janvier 1916, http://archivesautonomies.org/spip.php?article4384#nb5            consulté le 14 décembre 2020.

[20] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6462705x/f92.image       consulté le 14 décembre 2020.

[21] Haksu Lee, « Jean Jaurès dans l’Allier rouge », Cahiers Jaurès, 2001/2, n° 60, p. 38-62.

[22] Journal officiel de la République française, 26 juin 1916.

[23] « Une voix de femme dans la mêlée », Le Siècle, n° 1 713, 27 mai 1916, p. 2.

[24] Jean-Jacques Becker, op. cit., p. 21.

[25] Hélène Brion, déclaration lue au Premier Conseil de Guerre, le 29 mars 1918. http://www.jaures.eu/ressources/guerre_paix/declaration-dhelene-brion-feministe-et-pacifiste-au-conseil-de-guerre-1918            consulté le 12 décembre 2020.

[26] Cité par Jean-Jacques Becker, op. cit. p. 22.

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