Cette série d’articles est constituée d’extraits du livre de Guy Dechesne « Un siècle d’antimilitarisme révolutionnaire, Socialistes, syndicalistes, anarchistes et féministes, 1849-1939 » édité par l’Atelier de création libertaire en octobre 2021.
216 pages, ISBN : 978-2-35104-161-1
http://www.atelierdecreationlibertaire.com/Un-siecle-d-antimilitarisme-revolutionnaire.html
Plan1. Le prolétariat contre la guerre 2. La CGT et l’Internationale ouvrière 3. Le déclin de l’antimilitarisme révolutionnaire La Première guerre mondiale 4. Chapitre suivant : L’Union sacrée5. Socialistes et syndicalistes minoritaires, anarchistes et féministes contre la guerre |
Le déclin de l’antimilitarisme révolutionnaire
Le déclin de l’antimilitarisme révolutionnaire à la CGT est amorcé en 1908 quand les syndicalistes réformistes profitent de l’emprisonnement des leaders les plus radicaux et de la crainte suscitée par la répression des émeutes de Villeneuve-Saint-Georges pour prendre l’ascendant sur les autres courants. Ils réduisent leur militantisme à l’antimilitarisme ouvrier, c’est-à-dire à l’opposition au bris des grèves et à la répression des manifestations syndicales par l’armée, à l’exclusion de l’antimilitarisme « antipatriote » qui lutte contre les guerres et le colonialisme. Le congrès de 1908, confie aux travailleurs eux-mêmes et non à la CGT, l’initiative de la grève générale révolutionnaire en cas de guerre (cf. citation dans le chapitre précédent). Ceci « au point de vue international » alors que les syndicats allemands refusent des actions anti-guerre communes avec la CGT sans l’accord du Parti social-démocrate (SPD) allemand qui ne veut négocier qu’avec la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) à laquelle la CGT ne veut pas être inféodée. L’Association Internationale Antimilitariste (AIA) se disloque après une intense mais brève activité.
Les prolétaires ont-ils une patrie ? Qu’est-ce qui doit primer, la défense de la paix ou celle de la République ? Faut-il faire la révolution pour pouvoir supprimer les armées et que la paix en découle ou bien subvertir l’armée répressive pour favoriser la révolution ? Ou bien profiter de la guerre comme le suggère Gustave Hervé en 1906 : « Quand l’armée sera occupée aux frontières, nous nous soulèverons et ce sera l’insurrection[1]. » ? Les réponses aux questions précédentes sont-elles différentes en cas de guerre défensive ou offensive ? Si oui, une action internationale, comme une grève générale, est-elle envisageable ?
Comme en témoigne Jean Jaurès au cours du procès pour une affiche de l’AIA adressée aux conscrits[2], les tendances de l’antimilitarisme en France sont variées. Les anarchistes sont divisés. Cinq partis socialistes coexistent avant leur fusion dans la SFIO. Ils sont commodément désignés par les noms de leurs dirigeants : Jules Guesde, Jean Allemane, Paul Brousse, Jean Jaurès et Édouard Vaillant qui est blanquiste. Michel Winock résume en un tableau[3] leurs positions entre 1891 et 1894, de l’antimilitarisme militant (allemanistes) à l’antimilitarisme courtois (Jaurès), de la grève générale préventive contre la guerre (allemanistes) à la primauté de la défense de la République (broussistes), de l’hostilité à l’Alliance franco-russe (allemanistes) à son approbation (Jaurès), de l’antipatriotisme (allemanistes) au patriotisme lyrique (guesdistes) en passant par le patriotisme républicain (broussistes et Jaurès) et de renoncements plus ou moins nets à l’Alsace-Lorraine. Lors de la création de la SFIO, en 1905, ces courants déclarent cependant leur volonté de refuser les crédits militaires et de conquête coloniale[4].
On l’a vu, outre les partisans de la grève militaire, plusieurs courants coexistent aussi dans l’Internationale.
Le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) est prépondérant dans la IIème Internationale. Il est le parti principal en Allemagne, avec 110 députés en 1912[5]. C’est en particulier à ses membres les plus légalistes, soucieux de se démarquer des anarchistes, que la grève générale contre la guerre paraît irréaliste[6]. Aussi, le congrès de l’Internationale de 1907, à Stuttgart, exhorte seulement les classes ouvrières des pays concernés par la menace d’une guerre à « faire tous leurs efforts pour l’empêcher. »
Un courant minoritaire défend que la guerre peut créer les conditions d’une révolution et que d’un moyen d’oppression impérialiste, elle peut devenir un moyen de libération prolétarienne[7]. Rosa Luxembourg, Lénine et Martov font adopter au congrès une motion qui recommande aux socialistes, une fois une guerre commencée, de « la faire cesser promptement et d’utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour […] précipiter la chute de la domination capitaliste[8]. »
Sans pour autant renoncer à l’internationalisme, un autre courant, est partisan de « la défense de la patrie la plus avancée ». Selon cette doctrine, du point de vue français soutenu par J. Guesde, la France doit défendre la République, les Droits de l’Homme et la laïcité contre les impérialismes despotiques et réactionnaires allemands et austro-hongrois. Dans cette optique, la France aurait depuis 1789 une vocation particulière et universelle et elle serait à présent la fille aînée du socialisme. Il ne faut pas dissocier les luttes contre le militarisme et contre le capitalisme. En cas de guerre, la grève désarmerait le pays où les socialistes seraient assez puissants pour l’avoir organisée et, comme l’insurrection, elle serait considérée comme une trahison par les nationalistes et contrarierait la paix et la victoire du socialisme.
La France attaquée n’aurait pas de plus ardents défenseurs que les socialistes du Parti ouvrier, convaincus du grand rôle qui lui est réservé dans la prochaine révolution sociale[9].
Jaurès explicite son propre patriotisme :
Se révolter contre le despotisme des rois, contre la tyrannie du patronat et du capital, et subir passivement le joug de la conquête, la domination du militarisme étranger, ce serait une contradiction si puérile, si misérable, qu’elle serait emportée à la première alerte par toutes les forces soulevées de l’instinct et de la raison.
Paradoxalement, la guerre exacerbera la xénophobie au nom des valeurs de l’Internationale. Bakounine avait théorisé en 1870 :
En faisant du patriotisme, nous sauverons la liberté universelle.
Le journal La bataille syndicaliste citera plusieurs fois ses écrits pendant la guerre mondiale pour justifier l’Union sacrée[10]. Bakounine évoque notamment
Cette intelligence lumineuse de la France qu’on dirait avoir été formée et développée par l’histoire pour qu’elle émancipe le monde[11].
Le théoricien de l’anarchisme, Pierre Kropotkine écrit en 1905 :
Si la France était envahie par les Allemands, je regretterais une chose : c’est qu’avec mes soixante ans passés, je n’aurais probablement pas la force de prendre le fusil pour la défendre… Non pas comme soldat de la bourgeoisie, bien entendu, mais comme soldat de la Révolution […]. Un nouvel écrasement de la France serait un malheur pour la civilisation. […]
Quiconque a vécu la réaction sociale et intellectuelle de ces trente dernières années comprendra pourquoi je pense que chaque fois qu’un État militaire en envahira un autre trop faible pour se défendre lui-même, les antimilitaristes de toutes les nations doivent se porter à sa défense[12].
À l’inverse, Rosa Luxemburg, pendant la Première guerre mondiale, fustige
l’hypocrisie bourgeoise, qui veut que chaque peuple ne reconnaisse l’infamie que dans l’uniforme national de son adversaire. « Les barbares allemands ! » – comme si tout peuple qui se prépare au meurtre organisé ne se transformait pas à l’instant même en une horde de barbares. « Les horreurs des cosaques ! » – comme si la guerre n’était pas en soi la plus grande des horreurs, comme si l’exaltation de la boucherie humaine présentée comme un héroïsme dans un journal socialiste à destination de la jeunesse n’était pas un bouillon de culture d’esprit cosaque [13]!
Jaurès déclare le 15 juillet 1914 :
La France est exposée à la brutalité du pangermanisme et, de son côté, l’Allemagne peut être menacée par le flot du slavisme. Aussi, jamais nous ne dirons aux travailleurs allemands de ne pas rester vigilants contre le panslavisme, que nous, nous ne resterons pas vigilants contre le pangermanisme[14].
En octobre 1912, une guerre oppose l’Empire ottoman à quatre pays balkaniques et menace de s’étendre à l’Europe. Le Président du conseil, Raymond Poincaré, déclare qu’il faut garder « […] toute la fierté d’un peuple qui ne veut pas la guerre et qui pourtant ne la craint pas[15]. » En novembre, pour affirmer son opposition au bellicisme, la CGT réunit un congrès extraordinaire. L’anarchiste Henry Combes déclare :
Nous devons dire comme Poincaré : « La classe ouvrière ne veut pas la guerre, mais elle ne la craint pas. » Il ne faut pas qu’on croie que nous avons peur de la guerre, il faut qu’on sache que nous sommes prêts, s’il y a la guerre, à faire la révolution, à réaliser la transformation sociale. […] Laissons déclarer la guerre, la bourgeoisie saura ce qu’il lui en coûtera[16].
Le congrès, quasi unanime, décide, pour le 16 décembre 1912, une grève générale de vingt-quatre heures. Un armistice est conclu dans les Balkans quelques jours avant la grève. L’Union des syndicats ouvriers du Département de la Seine imprime des cartes de grève où on lit :
À l’ordre de mobilisation, les travailleurs répondront par la Grève Générale révolutionnaire. Plutôt l’insurrection que la guerre [17]!
Les grévistes sont très irrégulièrement répartis sur le territoire. Il y a 25% de grévistes dans la Loire et 90% en Aveyron. Ils sont 50 000 à défiler dans Lyon[18]. Selon la préfecture de Police, la grève « qui avait été annoncée comme devant paralyser complètement la France entière » n’avait « pas donné tous les résultats escomptés. » Plusieurs raisons à cela : Après des échecs et des répressions de grèves, le nombre de syndiqués diminue : 680 000 en 1911, 300 000 en 1914. Les leaders cégétistes réformistes, comme le secrétaire confédéral Léon Jouhaux, veulent recentrer le syndicat sur ses revendications corporatistes.
De révolutionnaire, le socialisme devient essentiellement parlementaire et, l’armée ne lui faisant plus obstacle, il abandonne l’antimilitarisme radical.
Jean Jaurès est député et dirigeant du Parti socialiste (SFIO). Il est dévoué à l’internationalisme et au pacifisme. Il considère que les socialistes sont les meilleurs patriotes et qu’il n’y a pas là de contradiction avec l’internationalisme. Chaque nation doit fournir son apport original à la civilisation et à la marche vers le socialisme. La paix en est la condition.
Maintenir la paix pour sauver le prolétariat universel de l’horrible épreuve et de l’horrible crime d’une guerre mettant aux prises les frères de travail et de misère du monde entier. […]
Plus d’armée de métier, plus d’armée de caste, plus de corps d’officiers aristocratiquement ou bourgeoisement recrutés et élevés à part dans des écoles closes : le peuple lui-même, le peuple en armes, le peuple organisé, le peuple formant ses milices, le peuple choisissant ses chefs, et ces chefs eux-mêmes pénétrés de science, pénétrés de démocratie, mêlés à la vie moderne. Voilà, en attendant l’heure du désarmement général, la forme de l’appareil militaire que l’internationale prescrit pour sauver l’indépendance des nations de toute agression extérieure, tout en empêchant les agressions et la domination de classe sur le peuple asservi. […]
Oui, le capitalisme et la guerre sont liés, mais l’Internationale ne veut pas que nous attendions passivement, endormis à moitié sur un oreiller doctrinal, la chute du capitalisme pour combattre la guerre. (Meeting à Paris, septembre 1907)
En 1910, dans son livre L’Armée nouvelle, le tribun socialiste préconise une formation paramilitaire dès l’âge de dix ans. Après une période d’instruction de six mois, chaque citoyen effectuerait huit périodes réparties sur treize ans. Pour éviter la guerre qu’il sent imminente, Jaurès soutient, d’une part, le pacifisme bourgeois en faveur de l’arbitrage et de l’élaboration de règles de droit international et, d’autre part, en dernier recours, la grève générale internationale contre la guerre.
Le revirement d’un important courant de l’antimilitarisme est illustré, jusqu’à la caricature, par Gustave Hervé[19]. Il adhère au Parti ouvrier socialiste révolutionnaire fondé par Jean Allemane, ancien communard non marxiste, antipatriote et partisan de la grève générale préventive contre la guerre. Avec notamment Miguel Almereyda, Georges Yvetot et Pierre Monatte, Hervé écrit dans l’organe antimilitariste révolutionnaire Le Conscrit. Il est rédacteur d’un hebdomadaire du parti de Jean Allemane, Le Travailleur socialiste de l’Yonne, et de son supplément au tirage plus important, Le Pioupiou de l’Yonne. Ce dernier, diffusé bien au-delà du département, est envoyé gratuitement aux conscrits de l’Yonne aux domiciles desquels les gendarmes tentent assez vainement de le saisir[20]. En 1901, Hervé écrit dans un article[21], vilipendé pendant des années dans la presse de droite, que, pour célébrer dignement l’anniversaire de la bataille napoléonienne de Wagram, il faudrait que le colonel plante solennellement le drapeau du régiment dans le fumier. Une Histoire de France[22] dont il est co-auteur interroge :
Avec qui êtes-vous de cœur ? avec les Espagnols, les Russes, les Prussiens défendant leur pays, ou avec les envahisseurs français ?
Le manuel est interdit dans les écoles par le ministre de l’Instruction en tant que « livre de propagande politique[23] » bien qu’il ne fasse qu’aller à rebours du chauvinisme bien-pensant normatif[24]. Le Ministre de la Guerre poursuit plusieurs fois les collaborateurs des journaux de l’Yonne, pour outrages à l’armée et excitation de militaires à la désobéissance. Aristide Briand les défend et, le 24 novembre 1903, plaide, dit-il, en pleine et entière communion d’idées avec ses amis les coaccusés[25] (mais quand, quelques années plus tard, il sera Président du Conseil et ministre de l’Intérieur – Le Judas de la place Beauveau, écrit Le Pioupiou de l’Yonne[26] – de nouvelles plaintes frapperont Le Pioupiou). Briand interroge :
N’a-t-on pas vu à Madagascar, en Chine, les soldats envahir les villes et les villages, les piller et ensuite, embrocher les petits enfants au bout de leurs baïonnettes [27]?
Il estime « que l’armée est un milieu de dégradés et de dépravés qui ne raisonnent pas. » Son éloquence est cependant brillamment dépassée par le plaidoyer de l’accusé Jean Lorris non pas pour l’antipatriotisme mais pour un patriotisme de solidarité transcendant les frontières[28]. Les jurés acquittent les accusés à chaque procès et, à la fin du premier, offrent leurs indemnités pour financer le numéro suivant du Pioupiou de l’Yonne[29]. Mais, professeur agrégé, Hervé est suspendu, ce qui lui vaut le soutien de nombreuses personnalités. Dans l’Yonne, des centaines de signataires d’affiches et de pétitions vigoureusement antimilitaristes bravent les risques d’inculpations[30]. Hervé fonde en décembre 1906 le journal antimilitariste et révolutionnaire d’audience nationale au plus fort tirage, La Guerre sociale[31]. Il est condamné six fois de 1905 à 1912 pour provocation au meurtre ou à l’insoumission et passe de 1908 à 1912 l’essentiel de sa vie en prison. Le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire est absorbé par la SFIO. Hervé y est minoritaire et son antipatriotisme est controversé pour ses outrances relevant de « l’imbécilité héroïque », selon Lénine[32] alors que Trotski le qualifie de « bouffon révolutionnaire »[33]. Tandis que la SFIO consacre un quart de ses publications à l’antimilitarisme[34], Hervé n’exerce sa verve que dans ses propres journaux ; elle ne manque cependant pas d’influence dans le parti et au-delà.
En 1911, de sa prison, il estime nécessaire de réveiller chez le prolétaire « les vertus guerrières de la race »[35]. Alors que Jaurès considère comme « une boutade hargneuse et étourdie[36] » la formule du Manifeste du Parti communiste, « Les prolétaires n’ont pas de patrie. », Hervé, qui signait ses articles « Sans-Patrie », se rallie aux thèses jaurésiennes de L’Armée nouvelle.
Opposée aux « renégats » de La Guerre sociale, la Fédération révolutionnaire communiste est fondée en novembre 1910 et rebaptisée Fédération communiste anarchiste (FCA) en 1912[37].
« Allez à la caserne, jeunes gens. Allez-y de bon cœur. », encourage Gustave Hervé dans un meeting violemment chahuté par la FCA[38]. Une affiche de cette dernière pour un meeting[39] « Contre tout militarisme » résume la situation :
Le militarisme est à l’ordre du jour. Les uns [Jaurès] veulent le modifier et le rendre démocratique. Les autres [Hervé] veulent le « conquérir » aux aspirations révolutionnaires. Nous, nous affirmons que tout militarisme est une force réactionnaire créée pour écraser les mouvements populaires d’affranchissement[40].
Miguel Almereyda, anarchiste, cofondateur de l’Association internationale antimilitariste, est condamné à plusieurs reprises à des années de prison pour des articles dans La guerre sociale. Il dérive vers le blanquisme[41], fonde les Jeunes Gardes Révolutionnaires, groupe de choc célébré par la chanson de Montéhus, et, avec d’autres collaborateurs du journal, adhère au Parti socialiste[42]. En 1913, il crée un quotidien, Le Bonnet rouge, et en dirige la rédaction. Le ministre radical Joseph Caillaux finance ce journal et y bénéficie d’articles flagorneurs[43].
Un mandat d’arrêt est lancé contre les deux secrétaires de la FCA. L’un, Édouard Boudot s’échappe en Belgique. Il a prononcé un discours repris dans Le Mouvement anarchiste[44] détaillant les moyens de sabotage de la mobilisation en cas de guerre : destruction d’ouvrages d’art ferroviaires, mise hors service de matériels et d’armes. L’autre, Louis Lecoin, est incarcéré. De sa prison, il est vraisemblablement co-rédacteur d’un manuel insurrectionnel En cas de guerre expliquant notamment la fabrication d’explosifs[45].
Le 5 mars 1913, un projet de loi prévoit de faire passer la durée du service militaire de deux à trois ans[46]. Le Parti socialiste prône le maintien des deux ans. L’anarcho-syndicaliste Benoît Broutchoux écrit :
Au lieu de poursuivre la suppression des frontières, des armes, des patries, [… les socialistes] prétendent qu’on peut défendre la France (?) autrement que par le service de trois ans. Nous sommes loin de la lutte des classes [47]!
Néanmoins, la SFIO, la CGT et la Fédération communiste anarchiste (FCA) participent ensemble à des meetings et des manifestations importantes dont celles du 16 mars[48], [49], du 25 mai et du 13 juillet 1913, au Pré-Saint-Gervais, qui, selon les sources, réunissent de 40 000 à 150 000 personnes voire plus[50], [51], [52].
En mai, les conscrits de la classe 1910 dont la libération prévue quelques mois plus tard est retardée d’un an s’agitent dans des casernes un peu partout dans le pays. Dans certaines villes, ils défilent par centaines dans la cour de leur caserne ou sur la voie publique, souvent en chantant L’Internationale et parfois en fanfare. À Toul, l’ordre est rétabli par la gendarmerie. À Rodez, deux bataillons du 122ème régiment d’infanterie préméditent une sortie collective de la caserne pour aller débaucher une autre garnison. Ce début de mutinerie est étouffé par un officier qui braque un fusil sur les manifestants en criant « Le premier qui avance est un homme mort[53]. » Des soldats passent en Conseil de guerre, sont punis de prison ou envoyés en compagnies de discipline[54], [55]. Des perquisitions dans quatre-vingt-huit villes, des arrestations et des emprisonnements frappent les associations et militants syndicaux et anarchistes[56], [57]. Le linguiste Paul Passy a engagé l’Union des socialistes chrétiens, dont il est co-fondateur, dans la campagne contre la loi et il a prôné la désertion, le refus de l’impôt et la grève générale[58]. Il est révoqué de son poste de professeur.
Les dissensions internes à la CGT paralysent son action antimilitariste[59], [60]. Le mot d’ordre de grève générale pour la date prévue de la démobilisation de la classe 1910 n’est pas lancé. « La C.G.T. ne nous avait point accoutumé à semblable modération. », commente Le Figaro[61]. Quelques jours plus tard, l’Assemblée nationale renonce à prolonger le service des conscrits prochainement libérables. Mais le projet de loi des trois ans est voté le 19 juillet par l’Assemblée nationale et le 7 août par le Sénat[62]. Dans La vie ouvrière[63] dont il est co-fondateur, Pierre Monatte réplique aux critiques des antimilitaristes les plus virulents de la CGT et des anarchistes :
On sait aujourd’hui qu’il est plus profitable pour l’esprit révolutionnaire de résister à certaines fanfaronnades ultra-révolutionnaires que d’y céder.
Pourtant le congrès des Jeunesses syndicalistes de la Seine reconnaît que « l’insoumission est un moyen de lutte contre le militarisme. » et souhaite s’entendre avec les syndicats étrangers pour qu’ils soutiennent les insoumis en exil[64]. Les « individualistes » de l’hebdomadaire l’anarchie considèrent
« que, si chacun se fait soldat pour aller persuader aux autres de ne pas l’être, ça ne finira jamais. » et que « sous l’uniforme, il ne peut y avoir que des esclaves et non des anarchistes. » Quant aux anarchistes qui vont à la caserne « comme hommes on doit les plaindre, comme anarchistes, on doit les mépriser[65]. »
Moins catégorique, le congrès national anarchiste organisé par la FCA se refuse à inciter à la désertion tout en accordant son soutien à ceux qui suivraient cette voie[66].
Jusqu’à la création, en 1921, d’un corps de gendarmes mobiles spécialisés dans le maintien de l’ordre et malgré la propagande antimilitariste de la CGT, les conscrits participent régulièrement à la répression des mouvements sociaux. Par exemple, le 1er mai 1906, ce sont 45 000 soldats qui sont déployés lors de la grève générale pour réclamer la journée de huit heures. L’épisode des « Braves soldats du 17ème » qui, en 1907, mettent la crosse en l’air face aux vignerons languedociens est un contre-exemple qui est largement mythifié. L’insurrection viticole est réprimée par les tirs meurtriers d’autres régiments[67]. En 1907 et 1908, l’armée tue au total 19 manifestants et en blesse 767. L’armée brise les grèves et il arrive que les cheminots grévistes soient convoqués à une période militaire sur leur lieu de travail. Ils risquent alors d’être jugés comme insoumis[68].
Plan1. Le prolétariat contre la guerre 2. La CGT et l’Internationale ouvrière 3. Le déclin de l’antimilitarisme révolutionnaire La Première guerre mondiale 4. Chapitre suivant : L’Union sacrée5. Socialistes et syndicalistes minoritaires, anarchistes et féministes contre la guerre |
[1] Cité par Jean-Jacques Becker, op. cit., p. 13.
[2] Anne Steiner, op. cit., p. 83-84.
[3] Michel Winock, op. cit., p. 422.
[4] Frédéric Cépède, « Le parti socialiste et l’antimilitarisme avant 1914 », Plutôt l’insurrection que la guerre !, Colloque ADIAMOS 89, Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne, 4ème trimestre 2005, p. 22.
[4] « Correspondance », Le Temps, 31 octobre 1905, p. 3.
[5] Jean-Jacques Becker, op. cit., p. 16.
[6] Ibidem, p. 13-14.
[7] Cité par Jean-Jacques Becker, op. cit. p. 11.
[8] Ibidem, p. 15.
[9] Résolution du XIème congrès national du Parti ouvrier français (guesdiste), 7-9 octobre 1893, Paris, citée par Frédéric Cépède, op. cit., p. 21.
[10] « Le libéralisme de la Bourgeoisie allemande », n° 1 200, 9 août 1914, p. 1.
[11] « Un appel de Bakounine », n° 1 197, 6 août 1914, p. 1.
[12] « Correspondance », Le Temps, 31 octobre 1905, p. 3.
[13] Rosa Luxemburg, La brochure de Junius, la guerre et l’Internationale, 1907-1916.
[14] Cité par Annie Kriegel, « Jaurès en juillet 1914 », Le Mouvement social n° 49, « 1914 : La guerre et la classe ouvrière européenne », octobre-décembre 1964, p. 75.
[15] « Monsieur Poincaré a parlé hier à Nantes », L’Humanité, n° 30116, 28 octobre 1912, p.2.
[16] Le prolétariat contre la guerre, op. cit. p. 41.
[17] Le Gaulois, 17 décembre 1912, p. 4.
[18] Guillaume Davranche, https://www.unioncommunistelibertaire.org/?1912-La-CGT-en-greve-generale Consulté le 28 mai 2020.
[19] Gilles Heuré, « Itinéraire d’un propagandiste : Gustave Hervé, de l’antipatriotisme au pétainisme (1871-1944) », Vingtième Siècle, Revue d’histoire, 1997 n° 55, p. 16-28.
https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1997_num_55_1_3660 consulté le 29 mai 2020.
[20] Nicolas Delasselle, « Lecteurs et souscripteurs du Pioupiou de l’Yonne », Plutôt l’insurrection que la guerre !, Colloque ADIAMOS 89, Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne, 4ème trimestre 2005, p. 153-190.
[21] Un Sans Patrie, « L’Anniversaire de Wagram », Le Travailleur socialiste de l’Yonne, n° 69, 20 juillet 1901, p. 1-2 et Le Pioupiou de l’Yonne, n° 3, 1902, p. 3.
[22] Gustave Hervé et Gaston Clémendot, Histoire de France, Bibliothèque d’éducation, Paris, 1903.
[23] Bienvenu Martin, ministre de l’Instruction, Arrêté relatif à l’interdiction d’un livre dans les écoles publiques, 5 août 1905.
[24] Par exemple, E. Lavisse sermonne les écoliers à propos de l’annexion de l’Alsace-Lorraine : « Nos désastres nous apprennent qu’il ne faut pas aimer ceux qui nous haïssent. », Histoire de France, cours moyen, A. Colin, Paris, 1912, p. 343.
[25] Le Pioupiou en Cour d’Assises, compte rendu complet, Cassoir, janvier 1904, p. 18 https://get.google.com/albumarchive/114159365253420030658/album/AF1QipPK67bHpwThOiuSAlYGI8PcH_Ug4LA9dLWIrArS consulté le 3 janvier 2021.
[26] Léo Poldès, « Aristide Briand jugé par Aristide Briand », Le Pioupiou de l’Yonne, n° 15, septembre 1911, p. 1.
[27] Le Pioupiou en Cour d’Assises, op. cit., p. 24.
[28] Ibidem, p. 27-36.
[29] Michel Cordillot, « L’antimilitarisme dans l’Yonne, mythe ou réalité ? », Plutôt l’insurrection que la guerre !, Colloque ADIAMOS 89, Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne, 4ème trimestre 2005, p. 126.
[30] Y compris le responsable du Bureau des affaires militaires de Sens, ibidem, p 143.
[31] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k898140p?rk=21459;2 Consulté le 6 janvier 2021.
[32] Cité par Jean-Jacques Becker, op. cit. p. 15.
[33] Léon Trotski, Ma vie, chapitre XIX, 1929.
[34] Frédéric Cépède, op. cit., p. 25-26.
[35] La Guerre sociale, cité par Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir : ouvriers et révolutionnaires face à la guerre : 1909-1914, Montreuil, L’Insomniaque, 2016, ISBN 978-2-918059-82-0, p. 135
[36] L’Armée nouvelle, Fayard, 2012, p. 398.
[37] Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, op. cit.
[38] « M. Hervé salle Wagram, Bagarre, Huit blessés », Le Matin, 26 septembre 1912, n° 10 439, p. 1 et 3.
[39] « Une réunion de libertaires », L’Humanité, n° 3098, 10 octobre 1912, p.3.
[40] Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, op. cit., p. 276.
[41] Selon Auguste Blanqui (1805-1881), la révolution socialiste doit être le fait d’un petit nombre de personnes organisées de façon disciplinée pour déclencher le moment venu l’insurrection et établir par la force une dictature temporaire.
[42] Anne Steiner, op. cit., p. 191.
[43] Ibidem, chapitre 10, Le Bonnet rouge.
[44] N° 4, novembre 1912, cité par Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, op. cit., p. 288-289.
[45] Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, op. cit., p. 344-347.
[46] http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/guerre_14-18/loi_3_ans/index.asp Consulté le 16 août 2020.
[47] Le Libertaire, 8 mars 1913, cité par Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, op. cit., p. 342.
[48] « La manifestation du Pré-Saint-Gervais », Le Petit Parisien, n° 13 288, 17 mars 1913, p. 2.
[49] « La manifestation socialiste et syndicaliste contre la loi de trois ans », Le Matin, n° 10 611, 17 mars 1913, p. 2.
[50] Armand Villette, « Kermesse rouge », Le Gaulois, n° 13 008, 26 mai 1913, p. 1-2.
[51] « Le Peuple de Paris contre la Loi de Trois ans », L’Humanité, n° 3256, 17 mars 1913, p. 1 et 2.
[52] Le prolétariat contre la guerre, op. cit. p. 94.
[53] « À Rodez, ce fut une véritable mutinerie militaire », Le Matin, n° 10 679, 24 mai 1913, p. 1.
[54] « Les manifestations militaires », Le Matin, n° 10 677, 22 mai 1913, p. 1.
[55] D., « Les incidents militaires », Le Gaulois, n° 13 009, 27 mai 1913, p. 3.
[56] L. Desmoulins, « Les traîtres », Le Gaulois, n° 13 009, 27 mai 1913, p. 1.
[57] Armand Villette, « Perquisitions chez les Antimilitaristes », Le Gaulois, n° 13 009, 27 mai 1913, p. 3 et d’autres articles sur la même page.
[58] Klauspeter Baser « Du christianisme social au socialisme chrétien », Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, N° 62, 1999, p. 81.
https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1999_num_62_1_2129#chris_0753-2776_1999_num_62_1_T1_0078_0000 Consulté le 16 avril 2020.
[59]Adrien Bourse, « La C.G.T. et la loi de trois ans », Le Matin, n° 10 732, 16 juillet 1913, p. 2.
[60] Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, op. cit., p. 367-371.
[61] Maxime Girard, « À la C.G.T. », n° 197, 16 juillet 1913, p. 2.
[62] https://www.unioncommunistelibertaire.org/?Mai-1913-Debuts-de-mutineries-dans-les-casernes Consulté le 16 avril 2020.
[63] « La CGT a-t-elle rectifié le tir ? », 5 août 1913, cité par Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, op. cit., p. 375.
[64] Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, op. cit., p. 376-377.
[65] Levieux, « Faut-il déserter ? », l’anarchie, n° 157, 9 avril 1908, p. 1.
[66] Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir, op. cit., p. 404-407.
[67] Michel Auvray, Objecteurs, insoumis, op. cit., p. 130-131.
[68] Michel Auvray, « Le Sou du soldat », op. cit., p. 13-22.
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